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Lactorate

Étienne Bladé, fils à papa

Bien sûr, il faudrait parler (ça viendra, forcément) du principal Bladé, Jean-François Zéphyrin, la personnalité écrasante, à la fois incontestable et contestée, l'Illustre qui n'a pas franchi la porte de la salle, mais qui a réussi à être quand même devant la porte, grâce à son portrait par l'abbé Germain Massoc. La peinture fluide et colorée doit s'accommoder du seul portrait connu de Jean-François, une photographie dont on ne connaissait que de mauvaises reproductions, difficile de se faire une image précise du personnage. Mais je parle du fils, Étienne. C'est plus rapide. Moins connu, et pas la moindre photographie (pour le moment). 

 

 

      Vous êtes prévenus, le père vous colle quand même aux semelles comme un vieux chewing-gum. On ne s'en débarrasse pas comme ça, il faut faire avec.

    Marie Joseph François Étienne Bladé est né le 17 avril 1857 à Lectoure, fils donc de Zéphyrin Jean-François et d'Élizabeth Isabelline Lacroix, vraisemblablement dans la maison familiale à côté de la halle aux grains. Rien sur son enfance, sinon qu'il sert occasionnellement de fournisseur à son père pour lui rapporter des contes et fantaisies glanées à l'école. Il a dix ans, en 1867, lorsque la famille quitte Lectoure pour Agen, où Jean-François va siéger au tribunal, mais aussi et surtout dans toutes les sociétés savantes de la ville. Il faut cependant croire qu'ils font souvent des séjours à Lectoure puisqu'ils fréquentent — le fils comme le père, apparemment — les salons conservateurs aristocratiques, dont celui de la baronne de Bastard.

   Obéissant à la tradition familiale, Étienne va faire des études de droit à Toulouse. Et comme son père, se signaler par des excentricités, mais lui s'est trouvé un comparse : le trublion génial et vénéneux Laurent Tailhade, né à Bagnères-de-Bigorre, son condisciple au collège du Caousou, déjà poète. Étienne aussi est poète. Ils sont poètes en commun, inséparables dans une amitié furieuse et une rivalité fraternelle. Sur un chapeau d'Étienne, Tailhade écrit :

Le chapeau de Bladé prend des tons nacarats
Des tons clairs comme en ont les rouges anémones
Colères de boxeurs, imprudences de faunes,
Le chapeau du poète est grand comme un haras*

 Laurent Tailhade provoque en duel quelqu'un qui a manqué de respect à son ami. Ce n'est qu'un des premiers d'une longue série, il voudra toute sa vie en découdre, et devra souvent se faire recoudre. Tous deux s'affrontent plus pacifiquement, comme de juste — comment pourrait-il en être autrement, quand on est poète à Toulouse ? —, à l'académie des Jeux floraux. En 1873, Tailhade y reçoit une violette pour Les Citharistes de la rue, puis en 1874 il est récompensé pour Vers l'Infini et Le Bouquet de violettes. Étienne, lui, est remarqué pour cette Élégie** en 1876 : il n'y a pas les audaces de Tailhade, c'est du classique-romantique à souhait, de l'alexandrin au millimètre, à lire à voix haute (si vous êtes tout seul, sinon prévenez l'auditoire). Avec quelques notes de musique dessus, on entendrait une belle chanson par un crooner sur 78-tours, genre Paul Delmet, pour ceux qui connaissent. Enfin, en 2019, c'est râpé pour le tube.

À Madame*****
Vieille histoire
Élégie

C’était un vieil hôtel Louis seize, au goût sévère,
Dans un quartier désert où nul bruit n’éclatait :
Sous le portail veillaient deux grands lions de pierre,
Un rosier-banks en fleur sur le mur serpentait.

Dans la cour, aux pavés frangés d’herbe poudreuse,
Un mendiant courbé récitait ses pater ;
Au soleil, contre un mur, chauffant sa face creuse,
Gravement il priait, le front haut et l’œil fier.

Un perron tout usé menait à l’antichambre :
C’était de grands murs blancs avec quelques Watteau,
Des portes où sifflaient les brises de décembre,

Des meubles délabrés, des sofas en lambeaux.

Vous reconnaissez-vous, Madame, à cette esquisse ?
Alors tous deux enfants nous épelions l’amour,
Seuls dans ces grands salons, tendus de haute-lisse,
Parmi les vieux portraits en costume de cour.

Près du foyer mourant, douairière ancienne,
Une aïeule aux yeux las surveillait tous nos jeux.
Comme aux temps d’autrefois sa main portait mitaine,
Elle lisait Voltaire et poudrait ses cheveux.

Assise à ses côtés, dans un fauteuil antique,
Pâle et très blonde, ainsi qu’un pastel de Latour,
Vierge aux doux yeux baissés, profil mélancolique,
À l’ombre des rideaux, vous brodiez au tambour.

Ah ! ces longs soirs d’hiver où, baigné de lumière,
Votre front rayonnait sous l’abat-jour fleuri,

Avec ses tons de marbre et sa fraîcheur première,
Penché sur un roman fade de Scudéry !

Nos âmes s’éveillaient, comme deux fleurs sous l’herbe,
Timides, se cherchant et pleines de pudeur ;
J’avais de longs frissons lorsque ma bouche imberbe
Frôlait votre main fine ou votre front rêveur.

Au fond du vieil hôtel dans le goût de Versailles,
S’étendait un grand parc aux dessins réguliers,
Peuplé de dieux de marbre et semé de rocailles,
De jets d’eau bruissants, de larges escaliers.

Vous y veniez le soir quand la nuit paresseuse
Commençait à pâlir les splendeurs du couchant !
Dans la charmille en fleurs vous accouriez rieuse,
Moi je vous attendais tout craintif, tout tremblant.

L’étoile de Vénus brillait entre les branches,
Les fleurs s’évaporaient dans l’air tiède du soir.
Un vieux faune riait parmi des roses blanches,
Et railleur se penchait afin de nous mieux voir.

Ces souvenirs lointains de la jeunesse blonde
Dans mon cœur bien souvent chantent comme un oiseau
Quand la douleur, le soir, monte, lourde, profonde,
Je revois ce passé si lointain, mais si beau.

Le vieil hôtel noirci par le vent, les rafales,
Est vendu maintenant ; un autre a pu cueillir
L’holocauste divin de vos beautés très pâles,
Et seul depuis ce jour je n’ai fait que souffrir.

Dans un divan profond désespérément lasse
Vous lisez ce vieux conte, et sous votre éventail,
Parmi de blonds amours folâtrant en leur grâce,
Un bâillement coquet montre vos dents d’émail.

Madame, pardonnez si, narrateur morose,
Un instant j’ai terni l’azur de vos yeux clairs,
Si j’estompe d’ennui votre front blanc et rose,
Et si comme un enfant je pleure à chaque vers.

   Bon, vous êtes remis ? Vous aurez reconnu l'hôtel de Bastard, hôtel particulier, bien avant que d'être hôtel-restaurant.

  < C'était un vieil hôtel Louis Seize, au goût sévère … Mais on n'est pas là pour faire de la publicité, ni de la contre-publicité. Attention, il y a peut-être deux grands lions sous (ou derrière) le portail.

© ww2censor, Wikipedia Commons

 

 

 

 

 Tailhade a fait la connaissance de Jean-François Bladé. Maintenant le père lui paraît plus intéressant que le fils, par sa verve de conteur, son imagination, ses souvenirs, et surtout, surtout ! c'est un ami de Charles Baudelaire, la grande classe ! Pour le reste, ses travaux historiques, ses contes de Gascogne, c'est simplement assommant.

   Après, c'est la brouille irrémédiable entre les deux amis, pour une obscure histoire de vers de Laurent qu'Étienne se serait appropriés. Tailhade écrira bien plus tard, pour fermer définitivement la parenthèse : «  Bladé, bourgeois médiocre et vaniteux, petit-fils d’un épicier de Lectoure, né d’un père dont le souvenir reste attaché aux études sur le folk-lore gascon, dévoré d’envie et qui mourut au moment où ses ambitions trouvaient dans un riche mariage le havre de leurs désirs…  »

   Il ne faut pas compter sur Tailhade pour les gentillesses. Il en rajoute dans la mauvaise foi. L'épicier en question n'est pas le grand-père d'Étienne, c'est simplement celui qui a repris la maison Bladé pour y installer son enseigne Au Bleuet des campagnes(la devanture était peinte classiquement avec ce qu'on appelait le bleu charrette, ou bleu charron), évoquée par Jean Balde*** (Jeanne Alleman, la petite-nièce de Jean-François Bladé), et que beaucoup d'entre nous ont connue (je parle de l'épicerie) comme l'honorable etflorissante maison Lafargue.

   Pour le reste, Étienne laisse tomber la poésie et la littérature, et entre dans la diplomatie. Il est attaché au ministère des Affaires étrangères, consul de France, professeur à l'école des Hautes Études commerciales. Pour ce qui est du riche mariage, il épouse en effet Jeanne Marguerite Demay, fille d'Ernest Demay, avocat au Conseil d'État et à la Cour de Cassation, qui est une des personnalités en charge de la Légion d'honneur. Ce qui facilite évidemment les choses : on commence par Jean-François, qui reçoit le précieux ruban en 1895, pour le centenaire de l'Institut dont il est membre. Étienne est fait chevalier en 1897, puis officier en 1904. Mariage d'intérêt ? peut-être. Étienne, ne pouvant pas entrer en concurrence avec son père sur le plan littéraire, a choisi l'autre option, celle de de la respectabilité bourgeoise et des charges honorifiques qui vont avec, là où Jean-François, courant trop de lièvres à la fois, n'a pas tout à fait réussi. N'empêche, la mariée était belle, pleine de vertus, et le mariage, semble-t-il, d'amour aussi. C'est chez le couple que Jean-François, en visite à Paris, meurt le 30 mai 1900.

   Un si beau mariage, richesse, amour, honneurs, c'était trop beau, disais-je. La jeune femme meurt jeune, et Étienne (comme le laisse entendre la perfide oraison funèbre de Talhade) ne tarde pas à la suivre : il disparaît le 16 octobre 1904, à Boulogne-sur-Seine, chez ses beaux-parents, sans héritier. Il est enterré au cimetière de Montmartre.

E tric tric, mon conte es finit, e tric trac, mon conte es acabat.

   Je m'étais mis en tête (c'était à la fin des années 1970) de retrouver l'héritage Bladé, supposé être un monceau de papiers, enfoui quelque part comme un trésor de vieux pirate (chez un notaire de Bayonne, parmi des biens impartis, hasardait, sur on ne sait quel oui-dire, l'écrivain Max Rouquette, dans la préface d'une édition occitane des Contes de Gascogne). Explorant la piste d'Étienne, je m'étais procuré les numéros de téléphone d'un tas de services du ministère des Affaires étrangères, en vue de demander où je pourrais retrouver les archives concernant Étienne Bladé. Au premier numéro, une dame aimable me répondit que je n'étais pas au bon endroit. Au second numéro, la même dame excédée me dit que je venais de lui poser la même question, et que la réponse était toujours la même. Ainsi s'arrêta mon enquête, de peur d'irriter la même dame au troisième numéro. La lignée de Jean-François étant éteinte, c'est dans celle de Léonarde Marie, épouse Holagray, sa sœur, et plus précisément de J. J.Eyquem, cousin d'Étienne et son exécuteur testamentaire, qu'il faudrait chercher, mais pour y trouver quoi ? Probablement rien 

 

 

 

 

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