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Lactorate

L'Aventurier

L'évêché, à Auch, a bien changé depuis la Révolution. Il est toujours là, à l'ombre de la cathédrale, mais il n'est plus l'évêché. La cour de l'évêché était paisible, traversée de temps à autre par un ecclésiastique digne ou par des valets silencieux, à peine occupée par la voiture et les chevaux de Monseigneur, si Monseigneur avait quelque tournée pastorale en vue. À l'intérieur, parquets cirés, tableaux aux murs et silence feutré. 

    Aujourd'hui, nous sommes en 1815, Louis XVIII est remonté sur le trône, et les lieux sont les mêmes. L'évêque est revenu, mais il loge ailleurs. L'évêché n'est plus l'évêché, c'est désormais la préfecture du département du Gers. La cour n'est plus balayée, et elle est maintenant parcourue par toutes sortes de gens, des paysans hésitants en sabots, des hommes de loi graves avec des sacs lourds de papiers et de mémoires, des porteurs de requêtes, des gendarmes et des soldats en uniforme qui courent, brandissant des messages urgents, des valets indolents et insolents. Des chevaux sont attachés où on peut, des voitures encombrent l'espace, leurs brancards levés comme des bras vers le ciel. Dedans, les parquets parcourus par les galoches traînantes des fonctionnaires sont devenus ternes. Les tableaux religieux et les portraits d'évêques disparus ont laissé sur les murs leur empreinte plus claire, remplacés par des affiches, des avis, des piques et des drapeaux.

    Bon, ou alors, non. Pouf-pouf, on recommence. 

    La République, puis l'Empire, puis la Royauté revenue, n'ont pas renoncé aux fastes qui assoient leur prestige aux yeux du peuple. Le préfet, dans son bel uniforme, tient personnellement au bon entretien de son palais. Un factionnaire filtre les entrées et veille à la bonne tenue de tout le monde. Le crottin des attelages préfectoraux, seuls admis dans la cour, est immédiatement balayé.

    Ou pas. C'est difficile d'écrire des histoires historiques, si on veut être un tantinet crédible. Et encore, écrire, ce n'est rien, c'est encore plus difficile quand il faut dessiner, parce que là, il faut choisir, donc prendre des risques. Mais là, je ne dessine pas, alors poursuivons.

    Bref, ce jour-là, arrive un homme de belle stature, dans un uniforme d'officier de la Garde royale impeccable, les hautes bottes cirées comme des miroirs. Il s'appelle Paul Émile Soubiran, et il est attendu par le nouveau préfet, le comte André Pierre Étienne Abrial.

    Paul Émile Soubiran est né le 20 novembre 1770 à Lectoure. Donc en plein dans la génération de nos vaillants combattants de la Révolution et de l'Empire qui sont devenus quasiment tous (sauf ceux qui sont morts avant) généraux — et maréchal. Lui veut bien de la promotion et du prestige, mais pas des risques qui vont avec. En conséquence de quoi, séducteur, polyglotte, joueur, menteur, sans scrupules, réussissant à obtenir (ou à s'attribuer lui-même) des grades qui ne doivent rien à sa valeur militaire ou à ses études, il entreprend une carrière d'escroc international doublé d'un espion agissant exclusivement pour son propre compte, qui le mènera dans toute l'Europe et en Amérique. Ne comptez pas sur moi pour vous raconter toutes ses aventures, ce serait un gros pavé de roman. Pour en avoir un aperçu, il faut lire l'ouvrage de Raymond Nart (voir la bibliographie). On peut toujours picorer, et extraire une anecdote ou deux, en brodant un peu dessus pour mettre du décor, sans toucher au fond de l'histoire.

Paul Émile Soubiran, portrait anonyme et sans date, dans l'ouvrage de Louis Puech, Un aventurier gascon, Paul-Émile Soubiran, Lectoure, Auch, Imp. Cocharaux, 1907

Wikimedia Commons ©Morburre

    

 

 

 

 

Cette année-là, Soubiran était à Bagnères-de-Bigorre, menant la belle vie au Frascati, l'établissement fréquenté par la bonne société, tandis que le préfet de Tarbes s'efforçait de le coincer, en vertu d'un ordre d'arrestation qui datait de l'Empire disparu, mais il y avait un certain nombre de griefs envers lui sur lesquels on ne pouvait décemment pas passer l'éponge, il devrait donc s'explique. La gendarmerie finit par l'arrêter, on l'emmène à Tarbes, et là le préfet, devant l'ampleur de la tâche, décide de refiler la patate chaude à d'autres en haut lieu. Soubiran doit être transféré à Paris, via Angers. Naturellement, dans l'intervalle, Soubiran réussit à s'évader. Avec le culot qui le caractérise, il proteste de sa bonne foi et contre cette arrestation arbitraire. Et voilà pourquoi il se retrouve convoqué par le préfet du Gers.

    On l'a introduit dans une antichambre, sous la surveillance — ou en compagnie — d'un valet. Il lui faut attendre. Le préfet Abrial, pendant ce temps, compulse les papiers du volumineux dossier de Soubiran. Peut-être le fait-il poireauter volontairement, dans le but d'attendrir la bête, de mettre Soubiran en position d'infériorité.

    C'est mal la connaître, la bête. Le brillant pseudo-officier, qui a le verbe facile, doit avoir engagé la conversation avec le valet posté là pour le surveiller. Ce n'est pas précisé par les historiens, mais j'imagine. Il connaît certainement déjà tout de lui, sa vie, sa famille, ses enfants. Ce n'est pas si souvent qu'un haut gradé s'intéresse à un pauvre bougre comme lui. Le haut gradé, lui, a compris que la situation sentait le roussi. Il trépigne un peu, et, avec une franchise toute militaire, entre hommes, entre égaux, il dit au valet qu'il irait bien pisser un coup. Le brave homme, point insensible à cette détresse, lui ouvre une porte et lui indique l'endroit. Soubiran, dans le couloir, ignore la bonne porte, en trouve une autre, descend un escalier, et se retrouve dans les cuisines. 

    Un cuisinier l'accueille avec la déférence requise. L'officier rit tout seul, ce qui l'inquiète un peu, mais il se rassure quand Soubiran lui demande in petit service : s'il veut bien, pour cinq minutes, c'est pour faire une blague à un ami, lui prêter sa blouse et sa toque de cuisinier, et lui garder son uniforme somptueux en garantie. Bicorne à plumet, tunique à retroussis dorés, grand sabre, buffleteries de cuir, hautes bottes, l'échange est fait. Soubiran en marmiton se dirige vers la sortie, empoignant en prime un panier d'osier, et sort en sifflotant. Il lance au passage une plaisanterie au factionnaire, et le voilà sur le parvis de la cathédrale. Une fois sûr que personne ne s'est lancé à ses trousses, il court vers l'endroit où son valet à lui, Gilbert, dit Frontin, l'attend patiemment avec sa voiture. Frontin n'est pas le moins du monde étonné de voir un cuisinier grimper dans la berline, quand c'est un officier qui en est sorti tout à l'heure, et lui dire de partir sans attendre.

    Quelque temps plus tard, sur une petite route du Gers, deux gendarmes à cheval en faction voient une voiture passer au petit trot. Ils s'élancent à sa poursuite, la rattrapent, font signe au cocher de s'arrêter. Pendant que l'un tient les chevaux par la bride, l'autre gendarme vient à la portière. La glace se baisse. Apparaît une bouille ronde au sourire engageant et à la voix onctueuse. « Bonjour, mes amis. Que puis-je pour vous ? » L'homme, en soutane violette à rabats, lève une main où brille une bague d'améthyste. Un évêque. 

    « Pardon, Monseigneur, nous cherchons un individu nommé Soubiran…

    —  Soubiran ? dit l'évêque. Eh bien, mes amis, il ne doit pas être loin, je vous souhaite de le trouver au plus vite.

    — Merci, Monseigneur, dit le gendarme. Il va faire signe au cocher de repartir, mais l'évêque lui tend sa main et sa bague à baiser. Puis il fait un signe de croix et murmure une bénédiction. Les gendarmes se signent pieusement.

    Ils regardent la berline repartir à son train tranquille. Quand les gendarmes sont hors de vue, l'évêque se penche par la fenêtre.

    — Frontin, au galop ! »

    À part quelques jours de prison préventive, vite écourtés par ses évasions, Paul Émile Soubiran n'a jamais comparu devant un tribunal, et il s'éteint paisiblement, à 85 ans, à Lectoure. Sa fille, Aurélie Soubiran, princesse Ghika, venait souvent à Lectoure dans son enfance, et elle y a terminé sa vie, mais là je ne vous apprends rien❦

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