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Lactorate

Chica la Princesse

C'est quoi cette histoire ? me dit le vieux Lactorate. Tu veux sans doute parler de la princesse Ghika ? Oui, bien sûr que c'est elle, la princesse Chica. Il n'y en a pas deux.

    Mais attends, tu vas comprendre. Sur les sujets lactorates que je traite ici, j'ai trouvé assez bon de prendre un angle d'attaque un peu personnel, enfin au moins familial, histoire de me démarquer un peu d'une chronique standard.

    Le plus gueux des Lactorates, le moins huppé, celui qui ne compte plus ses quartiers de roture tellement ils se perdent dans la nuit des temps, trouve toujours un bout de branche nobiliaire à quoi se raccrocher, et en tirer gloriole comme si le sang le plus bleu coulait soudain dans ses veines. Moi y compris, même si c'est pour rire.

    Donc j'en ai toujours entendu parler, dans ma famille, parce que nous autres, on la connaissait, la princesse Chica. Excusez du peu. C'est comme ça qu'on prononçait, c'est comme ça qu'on parlait d'elle. J'ai cherché à savoir, auprès des sujets d'origine valaque, ou moldave, ou moldo-valaque, voire à la rigueur, roumaine, que j'ai pu rencontrer, si le patronyme Ghika tenait une prononciation locale particulière, et il semblerait que non, les Ghika s'appellent Ghika et se prononcent Gui-ka, même pas Ji-ka comme on l'attendrait logiquement des gosiers gascons pour qui toutes les Ghislaine s'appellent Jisslaine. Donc pour l'instant je n'ai aucune justification à fournir pour vous parler de la princesse Chica, que j'appellerai donc de son vrai nom d'épouse — et de veuve, Ghika.

 

Aurélie Ghika en 1863, photographiée par Levitsky, Paris

Wikimedia Commons ©Morburre

    Avant, son nom de jeune fille était de Soubiran, Aurélie Henriette de Soubiran. À la bonne heure, me dit-on, voici un nom qui fleure bon sa vieille noblesse gasconne, et qui n'écorche point notre larynx, ni nos oreilles. Pardon de vous arrêter en plein élan. Son père était bien un sujet lactorate, mais il était né sans cette particule, ce petit « de » qui change tout : Paul Émile Soubiran tout court. Par quels artifices s'est-il haussé à ce niveau d'aristocratie, voici qui nous mènerait loin, très très loin. Nous verrons cela un peu plus tard, et nous ferons usage de cet outils commode qu'on appelle le flash-back. Pour l'instant, remontons le temps tranquillement.

    La princesse Ghika est entrée par anticipation dans notre vie familiale par l'entremise de mon arrière-grand-mère Léocadie, qui était alors jeune et accorte en cette fin de XIXe siècle, et qui entra à son service en qualité de cuisinière. Léocadie, née en 1870, a vécu assez longtemps pour que je conserve le souvenir de cette frêlé mémé bienveillante qui trouvait toujours à occuper ses mains. À l'époque de la princesse Ghika, le comble du raffinement gastronomique était le Gratin de Macaroni de Léocadie, qui emportait tous les suffrages. Il file, disait la Princesse, comme un banquier. Il faut dire qu'Aurélie Ghika avait eu du mal à conquérir la haute société lectouroise. Elle était arrivée dans ses habits de deuil, veuve de Grigore Ghika qui était mort à Paris d'un bête accident de voiture. Ils étaient pourtant amoureux et heureux, Grigore étant le fils d'un hospodarde Valachie pouvait espérer devenir un jour prince régnant de ce pays. À dire vrai, la vie parisienne, les chevaux et les attelages l'intéressaient infiniment plus que la politique. En revanche, Aurélie se passionnait pour son pays d'adoption et elle avait même écrit des livres dessus. Ils y faisaient à la cour des séjours somptueux et, devenue veuve, Aurélie s'y dirigea aussitôt. Las ! les conditions avaient changé, bientôt la Valachie s'unirait à la Moldavie pour devenir la Roumanie… On fit comprendre à Aurélie qu'elle ferait mieux de ne pas s'éterniser, avec la promesse d'une rente confortable.

    Elle se décida donc à s'installer à Lectoure. D'abord dans la maison de Cassagnau héritée de son frère Jean Baptiste (mort jeune, en 1848), puis rue Nationale, pardon, rue Impériale, près de la tour d'Albinhac (on disait avant : près du garage Citroën, celui-ci cachant celle-là, mais maintenant c'est fini). Seulement, elle arrivait avec une réputation détestable : avant de rencontrer son Prince charmant (qui n'était même pas prince, mais fils de prince, nuance. Et donc la princesse Ghika n'était pas une vraie princesse), Aurélie avait tenu à Paris un salon littéraire où se pressaient les grandes figures de l'époque (Balzac, Dumas père et fils, Alphonse Karr, Henri Monnier, Gavarni…). De là à dire que c'était un salon de jeu, il n'y avait qu'un pas facile à franchir. Et Aurélie était même montée sur les planches du théâtre de l'Odéon, pour y jouer dans des pièces totalement oubliées, et y faire malgré sa beauté ravageuse une très brève carrière. Mais cela avait suffi à lui donner une méchante réputation de demi-mondaine douteuse, d'autant que sa sœur Heldémone avait choisi cette voie dissolue avec beaucoup moins de délicatesse, suscitant des scandales à répétition. Que voulez-vous, les filles de ce Paul Émile Soubiran… Pour ce héros d'épopée marginale, les Lectourois avaient une indulgence amusée qu'ils n'accordèrent pas à sa descendance. S'ajouter une particule était la moindre des peccadilles qu'il pouvait s'offrir après une jeunesse d'aventures peu reluisantes : escroc, faussaire, espion multicartes, évidemment charmeur, polyglotte, il avait parcouru l'Europe du temps de Napoléon, puis l'Amérique, changeant de nom, de titres ronflants, d'uniformes, endossant le même jour les habits de général, de cuisinier, puis d'évêque, il avait commencé par épouser la femme divorcée d'un aristocrate en exil (le neveu de Monseigneur de Cugnac, dernier évêque de Lectoure), le temps de dilapider sa fortune, puis une aventurière hollandaise associée pour des coups tordus en Espagne, et enfin, pour faire une fin quasi-honorable, il se maria avec une aristocrate normande (une vraie) et ils eurent trois enfants, Heldémone (ou Desdémone), Jean Baptiste, enfin Aurélie. Tous reçurent une excellente éducation, mais les deux premiers succombèrent vite à leurs vices. Enfin non, pas de calomnie gratuite, je ne sais pas à quoi, ni de quoi ils succombèrent ; toujours est-il qu'ils ne vécurent pas très longtemps.

    Aurélie écrivit plusieurs livres, ne cessa jamais de correspondre avec les plus grands écrivains et poètes, français et roumains, mais elle était partie avec un lourd handicap. Elle rejoignit le gratin lectourois grâce à celui de Léocadie. Non sans quelque amertume vis-à-vis de ses chers compatriotes. Lorsque le poète provençal Clovis Hugues déclama, au pied de Lectoure, son « Salut, ville dix fois guerrière, / Nid d'aigles, berceau des géants ! », elle haussa les épaules : « Nid d'oies, plutôt ! »

    Un de ses derniers ouvrages, Pensées de la solitude (1891) est un petit recueil de réflexions mornes et pieuses, qui ne vaut que par la préface de son ami Alexandre Dumas fils (les méchantes langues laissent entendre qu'ils auraient eu, en d'autres temps, des relations plus intimes que strictement littéraires). Il a réussi à la persuader de ne pas mettre de nom d'auteur et il fait l'éloge de l'anonymat, prédisant un siècle avant Andy Warhol que tout le monde aurait bientôt son quart d'heure de célébrité. Aurélie dut enrager de l'irrespect de Dumas vis-à-vis de sa religion, mais elle fit bonne figure.

    La princesse Chica dota mon grand-père Alfred, fils de Léocadie, de son somptueux brassard de premier communiant. Inutile de dire que c'est une dette éternelle que nous avons envers elle❦

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