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Lactorate

Le cœur mangé de Jean-François-Zéphyrin Bladé

Zéphyrin, fils du notaire Joseph Bladé, est né le 15 novembre 1827 dans la maison familiale sise pas loin de l'ancienne sénéchaussée, grand édifice médiéval qui doit en ce temps-là plus ou moins tomber en ruine. Et à côté de la vieille halle et maison commune, qui arbore depuis sa construction en 1591 des piliers de pierre ornés des autels tauroboliques découverts en 1540. Cette halle brûle en 1840, et ce sera l'occasion de construire une nouvelle halle monumentale, à l'architecture moderne du temps, la ci-devant Halle aux grains aujourd'hui qualifiée de polyvalente, tandis que la mairie va prendre ses aises dans l'ancien palais de l'évêché et ancien hôtel Lannes, cédé par la veuve du défunt maréchal. Voilà pour le décor.

 < L'ancienne halle et maison commune, dessin de Verdun, architecte de la ville mais pas très doué en perspective, recopié par Eugène Camoreyt.

  Pour les personnages, mettez la population du quartier, les petits artisans, les commerçants, les domestiques, les paysans qui viennent pour leurs affaires. En ces années 1830-1840, Lectoure n'a jamais été aussi peuplée : plus de 6000 habitants. Ça grouille de vie, et Zéphyrin passe plus de temps dans la rue qu'à la maison, curieux de tout, à observer et écouter. Partout, on ne parle que le patois, on ne devrait pas dire patois, vu que c'est un mot très dépréciatif pour désigner une espèce de charabia, et le gascon est une vraie langue, même si on ne l'apprend pas à l'école, mais bon, entre nous, on se comprend. À la maison, il y a les servantes, qui ne demandent qu'à s'occuper du petit, et lui raconter des histoires, toujours en patois. Sinon chez Maître Bladé, notaire de bonne bourgeoisie, on parle français. Bientôt, quand Zéphyrin sera assez grand, il va aller à l'école. En ce temps-là, il n'y a pas d'école à Lectoure, sinon pour les plus grands le collège dses Doctrinaires. Pour les pauvres, pas besoin, les enfants se mettent vite au travail. Les plus aisés apprennent à lire, écrire et compter avec un régent, espèce de maître d'école miséreux, qui réunit quelques élèves dans son petit logement, en essayant de se faire payer par les parents pour gagner sa vie. Les riches s'offrent un précepteur. Pour Zéphyrin, la solution est toute trouvée, il ira chez son oncle Prosper. Prosper Bladé, un sacré personnage. Il est curé du Pergain-Taillac. Fort en gueule, il faut bien se faire comprendre de ses paroissiens, toujours en vigoureux patois. Mais il a étudié le français et le latin, et Zéphyrin va profiter de ses leçons, aidé de quelques bonnes taloches, sans perdre le contact avec les paysans.

    Plus tard, plus grand, Zéphyrin intègre le Petit Séminaire d'Auch (ce n'est pas qu'il se sente une vocation religieuse, c'est que la plupart des collèges sont tenus par des religieux). Fidèle à ses habitudes, il se signale toujours par ses plaisanteries. Rassurez-vous, on y reviendra : pour le moment, j'esquisse sa vie à grands traits. Il poursuit des études littéraires à Bordeaux. Et après, le voilà étudiant en droit à Toulouse, pour marcher sur les traces de papa. Mais il n'est pas pressé de se retrouver derrière un bureau de notaire. En 1850, il monte à Paris. Il fréquente la bohême du Quartier latin et ses cabarets. Il se fait des amis, comme Charles Baudelaire – qui l'aurait cru ? Pas moi (« qui pourrait imaginer, osais-je écrire, l'auteur de l'Albatros plié en quatre de rire ? »), mais c'est pourtant une vraie amitié durable. Il s'y taille d'énormes succès par ses talents d'imitateur et de pitre, par les contes et les histoires qu'il raconte.

    1855. Le père Bladé ne se sent plus très bien. Il envoie à son fils un ultimatum : cette fois, tu rentres au bercail et tu te mets au travail. Zéphyrin obtempère sans enthousiasme et le père meurt peu après.

Jean-François Zéphyrin Bladé dans les années 1860, par Gilbert de Séverac, dans L'Atelier de Jules Garipuy (musée des Augustinz, Toulouse). Un portrait quasi-inédit.

   Zéphyrin ouvre son bureau d'avocat et attend le client. Comme les clients ne se bousculent pas, il a le temps de se livrer à ses activités favorites : l'histoire, la vraie (il a un grand talent pour fouiller les archives et déchiffrer les vieux manuscrits) ; et les histoires, entendez les contes traditionnels dont il a déjà engrangé une abondante moisson. Mais cette fois, pas question d'amuser la galerie. Il se pose en vrai scientifique. Et d'abord, pour cela, fini Zéphyrin, il prend comme prénom officiel Jean-François, qui vous a quand même un air un peu plus sérieux. Parfois, il adopte des pseudonymes, sans grande conviction. Il publie ses articles dans les revues savantes comme La Revue d'Aquitaine, La Revue de Gascogne.

    Pout tout vous dire, j'avais vu ce moment-là comme un excellent prétexte à une construction fictionnelle (une construction fictionnelle, il y a des moments où je m'épate moi-même), mais qui collerait bien à cette réalité, moyennant un petit coup de pouce. L'idée, c'était une pièce de théâtre pour un seul personnage, enfin pour un comédien disposé à incarner deux personnalités. Attendez, je vais vous expliquer. Vous me direz que je ne suis pas un auteur de théâtre, ni un écrivain, ni quoi que ce soit d'autre d'ailleurs. La belle affaire. Le truc, c'est de faire d'abord une bande dessinée : il y a des personnages, dans un décor, qui parlent dans des bulles. Si c'est trop long, ça devient fastidieux, mais mon projet n'était pas de faire une épopée. Le projet n'est du reste pas allé bien loin. Je m'attribue un certain talent pour les beaux projets, et de nettes défaillances quant à leur réalisation, parce qu'on se heurte parfois à des réalités un peu réfractaires, et surtout à d'autres projets qui prennent le dessus, c'est la vie. On se dit qu'on fera mieux la prochaine fois, et il n'y a plus de place pour les prochaines fois.

    L'histoire, en gros, la voici. Zéphyrin, en grande tenue de deuil, rentre dans sa chambre lectouroise. À travers la porte, il assure sa vieille servante que non, il n'a besoin de rien. Il jette son chapeau, son manteau, il défait sa cravate et monologue en évoquant l'enterrement de son père, les discours convenus, les mines contrites des assistants, celles des prêtres confits dans leur dévotion, des enfants de chœur complices, des fossoyeurs compassés. Au bout de ce numéro d'acteur, une voix s'élève et l'accuse de blasphème. Il y a là un type inconnu, lui aussi en tenue de deuil, au visage sévère. Zéphyrin sursaute, interpelle l'inconnu, qui est-il, que veut-il, comment est-il entré ? Il ne sait pas, il ne reconnaît pas, mais le lecteur-spectateur voit bien que le nouveau venu est la copie conforme de Zéphyrin, il a ses traits, il porte les mêmes vêtements de deuil. Seulement, autant Zéphyrin est débraillé et agité, autant lui se tient droit et digne. À dessiner, ce n'est pas compliqué. Au théâtre, le comédien solitaire doit arriver à jouer les deux de manière convaincante, je sais, ce n'est pas facile, mais chacun son métier. Évidemment, on pourrait avoir deux comédiens, mais je vous dis tout de suite que la production n'en a pas les moyens. Mieux vaut un très bon que deux quelconques. Passons.

S'ensuit ce vieux ressort dramatique qu'on appelle un  dialogue de sourds : le nouvel arrivant dit qu'il est chez lui, en deuil de son père, et que l'histrion qui s'agite devant lui doit partir. Disparaître. S'évanouir comme une ombre. Que c'est dans l'ordre des choses. Que c'est toujours comme ça que ça se passe. Il arrive un moment dans la vie de chacun où l'enfant doit céder la place à l'adulte. Zéphyrin, tout grand qu'il est, c'est encore l'enfant, le garnement des rues de Lectoure, celui qui jette des pétards dans les jambes du commissaire de police, le farceur, le raconteur d'histoires, le pitre, l'étudiant bohême du Quartier latin. Lui, il s'appelle Jean-François, prénoms sérieux, il est avocat, il va s'occuper de choses sérieuses, d'Histoire avec majuscule, l'Histoire de la Gascogne, rien de moins, qu'il sera membre de sociétés savantes, peut-être même membre de l'Institut, et qu'il aura la Légion d'honneur. Zéphyrin trouve ces prétentions ridicules, il n'est pas question pour lui de partir en fumée, le voudrait-il qu'il ne saurait comment faire. Alors ils sont là tous les deux.

    Voilà les deux personnages, les deux moitiés, les deux jumeaux en un, condamnés, par la force des choses, à cohabiter. Dans l'intimité, ils débattent, s'insurgent, se heurtent et se complètent. Le reste du monde ne verra jamais que l'un des deux, sans jamais savoir si c'est Zéphyrin ou Jean-François, sans cesse interchangeables. Jean-François qui rédige de doctes discours, et au moment de les prononcer c'est Zéphyrin qui s'empare des feuillets, les fourre dans sa poche et improvise un nouveau discours qui fait tordre de rire l'assistance. Zéphyrin ne lâche pas les contes et les poésies de son enfance, Jean-François les réquisitionne pour faire œuvre d'ethnologue savant. Zéphyrin s'amuse à perturber les réunions socialistes à Toulouse, mais est conquis par leurs idées à Paris, jusqu'à ce que Jean-François le remette dans un bon conservatisme bourgeois, sans pour autant mépriser le petit peuple. Jean-François élabore ses thèses et approfondit ses recherches, Zéphyrin règle leur compte à ses adversaires et ses contradicteurs, à la délectation de tous et de lui-même.

    Il y a, parmi ces Contes de Gascogne, un qui me plaît beaucoup, c'est Le Cœur mangé. C'est un conte qui n'existe pas. Je veux dire qu'il n'a jamais été recueilli sous aucune forme par aucun autre collecteur de contes, en France ou dans le monde. Les contes sont universels, ils se propagent et se multiplient. Un conte tout seul est suspect. Donc, celui-ci a été inventé et écrit par le duo Zéphyrin-Jean-François, le premier ravi d'exercer ses talents créatifs sur la base de ses connaissances de jeunesse, et en plus de mystifier le public ; le second, d'étoffer son œuvre de chercheur reconnu, de l'enrichir d'un spécimen rare. Le Cœur mangé, c'est l'histoire d'un galant amoureux d'une belle un peu frivole, qui lui demande des choses impossibles ; et lui, il y va, au prix de mille périls, il revient au jour fixé avec la chose impossible. Seulement, comment a-t-il fait, comment s'est-il battu, quelle péripéties a-t-il connues, on ne le sait pas, tout cela est à l'extérieur de l'histoire, on n'en a que les résultats, et à la fin le jeune homme revient, il n'a pas gagné cette fois, le Roi des Aigles lui a mangé le cœur, et il disparaît dans la nuit noire avec son trou rouge dans la poitrine. Ils ne se marieront pas, et ils ne vivront pas heureux. Quand je vous dis que ce n'est pas un vrai conte.
    La vie de Jean-François, jusqu'au bout, c'est cette quête incessante de respectabilité et de reconnaissance, sans cesse contrecarrée par les incartades de Zéphyrin. La vie de Zéphyrin, une carrière d'auteur de fiction et de fantaisie à part entière, s'il n'y avait eu les ambitions autres de Jean-François. Pour les deux, à jamais indissociables, c'est peut-être, quelque part, quelque chose d'inassouvi, un manque, un trou rouge dans la poitrine : le Cœur mangé, quoi❦


 

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